PRISME

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Et si réussir était plus complexe qu’une Rolex ? 

Le magazine des étudiants de l’EJDG, l’école de journalisme de Grenoble

ÉDITO

« – Quel est le secret de ta réussite ? »

– Bosser plus dur, pleurnicher moins. Moi, on ne m’a pas tout offert sur un plateau », répond Richard à son patron, lors de sa fête de promotion, tout en attrapant une huître sur le plateau que lui tend la serveuse Paula.

Richard et Paula sont les deux personnages d’une bande dessinée de Toby Morris, intitulée justement Sur un plateau. Ils ont le même âge, mais visiblement pas les mêmes chances à la naissance. À la manière du générique d’Amicalement vôtre, leurs deux destins se déroulent parallèlement, et les différences ne cessent de s’accroître. Les parents de Richard gagnent bien leur vie et sont là pour le soutenir, tandis que ceux de Paula galèrent en cumulant chacun deux emplois. Richard fréquente une bonne école où les élèves sont charmants et les professeurs disponibles. Paula est scolarisée dans une école où les classes sont pleines à craquer et le personnel en sous-effectif. Les parents de Richard financent les études supérieures de leur fils, tandis que Paula doit travailler à côté.

Et chaque différence finit même par passer inaperçue. Alors peut-être que Richard commence à se dire qu’il mérite d’être arrivé au sommet, qu’il a tout fait par lui-même. Et peut-être que de son côté, Paula commence à se faire à l’idée d’être surveillée par son patron, qui ne lui fait pas confiance. Elle apprendra alors à « rester à sa place ».

Cette histoire décrit en 22 cases les limites de l’ascenseur social. Que l’on se trouve du côté de Richard ou de celui de Paula, l’important est de ne pas oublier que ces différences existent. Car il est difficile de progresser dans l’échelle sociale lorsque les premiers barreaux sont cassés. Dans ce magazine, nous avons donc voulu questionner les multiples visions de la réussite. Celle de Richard, celle de Paula. Mais aussi la nôtre… et la vôtre.

QUI SOMMES-NOUS ?

Nous sommes 8 étudiants de l’Ecole de journalisme de Grenoble (EJDG), portée par l’Université Grenoble-Alpes et Sciences-Po Grenoble. L’EJDG est une école de niveau master (Bac+5), qui recrute ses étudiants après une licence ou toute autre formation de niveau licence. Elle propose à la fois des enseignements académiques sur le journalisme et une formation professionnelle tournée vers la pratique du terrain. L’EJDG bénéficie également de la reconnaissance par la profession journalistique, comme 14 autres écoles françaises, gage de qualité en matière d’insertion professionnelle.

Vous pouvez également découvrir l’intégralité de notre magazine en téléchargeant le PDF ==> ici

Rédacteurs en chef : Justine Benoit et Florian Espalieu

Rédacteurs : Benjamin Arnaud, Séverine Mermilliod, Raphaël Isselet, Juliette Mitoyen, Juliette Hay, Flore Danvide Visso

Pour vous, qu’est-ce que la réussite ?

Portraits de réussite

Allez directement au portrait qui vous intéresse en cliquant sur le nom souligné.

Thibault Noally, premier violon des Musiciens du Louvre à Grenoble

Nejia Bacha, avocate grenobloise

Chafik Besseghier, champion de France de patinage artistique

Jean-Marie Dyon, apiculture

Archet d’élite

À seulement 35 ans, Thibault Noally est premier violon des Musiciens du Louvre, prestigieux orchestre grenoblois. Né dans une famille très peu tournée vers la musique, l’artiste affirme qu’il doit surtout sa réussite à une forte dose de chance.

Mes parents n’étaient pas du tout mélomanes », se rappelle Thibault Noally. Mais le parcours du violoniste virtuose a pourtant de quoi faire rougir bon nombre d’artistes. Né à Roanne, dans la Loire, Thibault Noally découvre sa passion pour la musique tout seul, petit, en écoutant des disques dans sa chambre. À l’âge de huit ans, il réclame des leçons de musique à ses parents, qui travaillent tous deux dans le social. « Je ne savais pas de quel instrument je voulais jouer, confesse-t-il, et comme mes parents connaissaient un professeur de violon, alors ça a été le violon ! »

Écoutez Thibault Noally, lors de son concert à la Collégiale Saint-André à Grenoble, avec les Musiciens du Louvre en novembre 2017. 

Thibault Noally n’a pas immédiatement le coup de foudre pour cet instrument, mais des cours dispensés à Lyon durant ses années collège et lycée par des professeurs mondialement reconnus confirment la passion pour sa musique. Il n’a plus de doute : « Je n’envisageais qu’une carrière artistique. »

C’est donc avec l’idée de vivre de son talent qu’il intègre à 17 ans la prestigieuse Académie royale de musique de Londres, l’une des écoles les plus reconnues d’Europe, équivalente au Conservatoire de Paris. Une fois diplômé, il s’installe à Paris et sa carrière commence à décoller. Après des dizaines d’envois de CV et d’auditions, il joue au sein de plusieurs orchestres, qui remarquent son talent. « Quand j’ai eu 23 ans, le poste de premier violon des Musiciens du Louvre était vacant, et j’ai eu la chance d’être choisi », relate-t-il. Il intègre donc le célèbre ensemble classique et baroque dirigé par l’éminent Marc Minkowski et devient le plus jeune premier violon de l’histoire de l’orchestre.

« Dans ce métier, le talent compte, mais la chance encore plus »

Lorsqu’il jette un regard sur son parcours, Thibault Noally estime avec modestie qu’il a eu « énormément de chance ». « Une amie m’a proposé de tenter le concours de Londres, alors que ce n’était pas dans mes plans », confie-t-il. « Je suis entré aux Musiciens du Louvre en tant que violoniste de rang, car l’ensemble avait besoin d’un plus grand effectif pour le festival de Salzbourg, en Autriche. » Puis le poste de violon solo se libère rapidement : « Encore un coup de chance ! », rigole Thibault Noally. Lorsqu’on lui dit que pour réussir dans ce milieu artistique, il faut aussi avoir un don, le violoniste répond que dans ce métier « le talent ne détermine pas tout. Les choses se font aussi au hasard des rencontres et des opportunités. » Désormais, Thibault Noally joue toutes les semaines aux quatre coins du monde, aux côtés des Musiciens du Louvre et d’autres grands musiciens. Il consacre aussi son temps aux Accents, un ensemble de musique baroque italienne qu’il a créé en 2014. Fier de son chemin, le violoniste mesure sa réussite à l’aune de sa passion : « C’est un métier très prenant mais c’est une vocation. Je m’épanouis, je monte des projets qui me tiennent à cœur et je transmets au public. Pour moi, c’est ce qui compte. »

Un parcours sans fausse note pour Thibault Noally, qui a même joué sur des violons ayant appartenu à Mozart durant le festival de Salzbourg en 2013. Un air de consécration pour celui que rien ne prédestinait à la musique.

À vocation militante

Nejia Bacha, avocate grenobloise, a prêté serment il y a neuf ans. Une vocation un peu sur le tard, portée par son engagement au service des plus faibles et ses idéaux de gauche. Pour elle, « réussir, c’est réaliser une envie profonde ».

Baccalauréat scientifique avec mention, classe préparatoire littéraire, maîtrise d’histoire, diplôme d’études approfondies (DEA) de sciences politiques, la Nîmoise d’origine a toujours aimé étudier. À 37 ans, elle a gardé cet air studieux, avec ses longs cheveux roux, attachés en queue de cheval, et ses yeux verts, encadrés de lunettes en écaille.

« J’ai toujours plutôt réussi à l’école, alors j’ai continué », ajoute-t-elle. Sa première idée : devenir professeur d’histoire-géographie. Mais piquée de curiosité lors d’un cours d’initiation au droit, elle décide d’abandonner son projet initial et de reprendre, à 23 ans, des études de droit.

« J’ai tout de suite aimé la dimension pratique et concrète, par rapport à la philosophie en prépa, où des concepts comme l’égalité et la justice sont abordés de manière abstraite », détaille-t-elle. Elle envisage d’abord de passer les concours de la fonction publique : pourquoi pas, devenir inspectrice du travail. Mais devenir avocate, elle n’y croit pas et surtout, elle ne le veut pas.

« Avocate, c’était passer du mauvais côté »

« Je pensais que ce n’était pas fait pour moi », reprend Nejia Bacha. Pour elle, qui a grandi dans une famille très engagée à gauche et est elle-même militante depuis son adolescence, « c’était comme basculer de l’autre côté, du côté de la bourgeoisie ».

Alors qu’elle termine sa maîtrise de droit public en 2006, une des ses amies, qui vient de s’installer comme avocate, l’encourage à faire de même. Du côté de ses camarades du Parti des travailleurs (PT) –ce qu’elle attendait moins– on l’incite aussi à y réfléchir : cela serait une autre manière de continuer à se battre pour ses idées, en défendant les plus faibles.

Nejia Bacha explique pourquoi elle a choisi le droit administratif

Nejia décide alors de sauter le pas. Elle décroche finalement en novembre 2008 son certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA), du premier coup. Maître Bacha enchaîne depuis les plaidoiries. Toujours pour la défense d’agents publics de l’Etat, de services publics ou de collectivités. « Très vite, j’ai eu mes propres dossiers, souvent en lien avec des syndicats, précise Nejia, qui s’est installée à son compte depuis six ans. C’est essentiel de développer sa propre clientèle pour s’en sortir. »

Elle trouve aussi un vrai intérêt intellectuel à son métier. « C’est très enrichissant, on découvre sans cesse de nouvelles professions, affirme-t-elle. Et chaque dossier devient comme un jeu de piste pour l’esprit. »

Avec le recul, Nejia réalise le chemin parcouru : « Quand on est bon élève, on est tenté d’aller là où on réussit le mieux, sans se demander si cela nous plaît. J’ai des amies qui ont intégré des cabinets prestigieux. Elles travaillaient énormément, elles n’avaient plus de vie. Elles ont finalement abandonné la profession. »

Elle conclut : « Réussir, pour moi, c’est se donner les moyens de construire ce dont on a réellement envie. »

Premier de la glace

Enfant de Malherbe, quartier populaire de Grenoble, Chafik Besseghier a dompté la glace pour s’imposer parmi les meilleurs mondiaux. Même si sa route a été semée d’embûches, il estime que la réussite ne tient qu’à soi et qu’on peut s’élever, quel que soit son milieu d’origine.

Ce qui a changé depuis que je fais du patinage ? Maintenant j’ai du Beethoven dans mon téléphone ! » Issu d’une famille modeste et enfant d’immigrés algériens, yeux marrons, cheveux bruns et peau mate, Chafik Besseghier n’a pas vraiment le profil-type d’un Brian Joubert, triple champion d’Europe et huit fois champion de France. Petit, Chafik ne se destinait pas du tout au patinage artistique.

Ses modèles ? « Zidane, bien-sûr ! Et tous les footballeurs de l’équipe de France 1998 », rigole-t-il. Son père, employé au Consulat d’Algérie à Grenoble, voulait d’ailleurs que son fils aîné fasse du foot. Mais à 13 ans, alors qu’il accompagne sa petite sœur à une journée portes-ouvertes du club de patinage de Grenoble, des entraîneurs lui disent qu’il a « un bon toucher de glace ». Chafik est fou de joie : il adorerait faire du hockey. Mais il est jugé trop petit et trop frêle. Ce sera donc le patinage.

Malgré les moqueries de ses amis –qui pensaient qu’il portait « des tutus »– et le peu d’enthousiasme de son père, le jeune Grenoblois progresse très vite et se hisse dans l’élite française de la discipline. « Quand j’ai atteint le très haut niveau, mon père est devenu mon premier supporter. Il est très fier de moi ! »

S’intégrer dans un milieu élitiste

Malgré deux titres de champion de France (2016 et 2018) et des dizaines de compétitions internationales aux côtés des meilleurs, Chafik Besseghier révèle qu’il n’a pas été facile de se faire respecter dans ce sport élitiste : « C’est évident, le patinage est un sport de riches avec beaucoup de fils à papa. Au début, quand je faisais des compétitions et que j’étais le seul issu d’un quartier et d’un milieu modestes, on me regardait de travers ou on me faisait comprendre que je n’étais pas à ma place. On me faisait des blagues en me lançant “Hé, tu me voles pas mon téléphone hein ?” »

Des attitudes qui perturbent Chafik tant ses parents ont fait de sacrifices pour lui permettre de continuer dans ce sport particulièrement onéreux. Malgré les obstacles, il ne fond pas : « On me mettait des bâtons dans les roues, j’étais derrière sur les photos de groupe… Mais ça m’a donné la hargne pour devenir meilleur », déclare-t-il. Maintenant, il fait partie des meilleurs français et mondiaux, ce qui lui permet « d’être respecté », selon lui.

Mais le patineur de 27 ans refuse qu’on le perçoive uniquement comme un « gamin des quartiers qui a réussi ». « Si j’avais été blond aux yeux bleus, peut-être que ça aurait été différent, mais je n’en ai pas la preuve. C’est trop facile de dire ça ! ». Le Grenoblois aux patins d’argent préfère penser qu’il doit sa réussite aux gens qui l’ont soutenu et à sa persévérance. « Ceux qui sont dans la situation que j’ai connue doivent se bouger. On ne peut pas toujours être pris par la main. Il faut avoir une volonté personnelle. » 

Chafik Besseghier espère une nouvelle fois faire mentir tous ceux qui ont pu lui faire obstacle, en participant aux Jeux olympiques de Pyeongchang en février 2018.

« Happy-Culture »

En devenant DRH, Jean-Marie Dyon avait une voie toute tracée vers la réussite. Mais il a choisi de « sortir du rang » et de retourner aux champs s’occuper de ses abeilles. Question de « cohérence avec soi-même ».

Pull gris-bleu à rayures, pantalon de velours marron, lunettes à fines montures, l’apiculteur à la retraite respire la simplicité et le naturel. À 75 ans, Jean-Marie Dyon coule une retraite paisible sur les hauteurs d’Herbeys, un petit village à l’est de Grenoble.

Tout commence en 1965, quand, poussé par ses parents, il décroche son bac de philosophie puisune maîtrise en psychologie du travail quatre ans plus tard. « Cela m’avait beaucoup intéressé, même si j’ai toujours été plus attiré par la technique et le manuel, indique-t-il. J’avais même confectionné une guitare avec une sorte de caisse et du fil de fer récupéré dans une vieille ruche. » Après ses études, il enchaîne quelques postes dans les ressources humaines. Et dès 1973, sa carrière décolle : un fabricant historique d’automates industriels, Télémécanique, l’embauche comme DRH.

« J’ai accepté, car Télémécanique avait une réputation sociale et progressiste, explique-t-il. Je voulais être un bon DRH et utiliser mes connaissances de psy. J’ai proposé par exemple de laisser aux salariés la liberté de choisir quelle évolution donner à leur carrière. Mais cela a été refusé. » Il tient trois ans, dans la contradiction entre son travail et ses valeurs. « La réalité, c’était plutôt des licenciements. J’en avais des crampes d’estomac ! »

Il décide alors de démissionner, et se donne un nouvel objectif : être « cohérent avec [lui]-même ». Fini le bureau. Retour à la terre, et aux abeilles, un insecte déjà familier de son père et de son grand-père, qui avaient des ruches.

« Tu vas redevenir paysan ? »

Mais ses parents ne comprennent pas le choix de leur fils. « Pour ma mère, qui est issue d’un milieu paysan, c’était une déchéance. “Tu vas redevenir un simple paysan” », m’avait-elle lancé, l’air désemparé. Le temps passe et sa détermination ne faiblit pas. Ses parents finissent par accepter son choix. L’apiculteur est sur tous les fronts : menuisier, pour fabriquer ses ruches, biologiste, pour augmenter son cheptel d’abeilles, ingénieur, pour inventer sa technique d’extraction de miel. Son exploitation se développe, et atteint progressivement 500 ruches.

Mais les débuts sont très rudes physiquement. Comme cette nuit où, alors qu’il déplace ses ruches en camion, il s’embourbe sous une pluie battante, quelque part sur la route des Alpes. Épuisé, désespéré, il réussit à s’en sortir avec l’aide d’un ami apiculteur. « À ce moment-là, je voulais jeter l’éponge, je n’en pouvais plus, souffle-t-il, la voix encore imprégnée de ce souvenir douloureux. Mais mon ami a réussi à me remotiver. Sans lui, je pense que j’aurais abandonné. »

Au fond de son fauteuil, le seul capable d’apaiser son dos abîmé par des années de labeur, Jean-Marie Dyon, l’esprit vif, pense à voix haute: « La réussite, ce n’est pas l’argent ou le prestige social. C’est être cohérent avec ce que l’on est. C’est atteindre son objectif et contribuer à construire une société humaine. »

Des réussites en bande dessinée

La fabrique de la reproduction sociale

La situation des parents détermine-t-elle toujours celle des enfants ? Il semblerait que oui, selon les statistiques de l’Insee. Quand 58% des ouvriers sont enfants d’ouvriers,  quand 30% des cadres sont issus de parents cadres, peut-on vraiment parler de mobilité sociale ?

Ces infographies animées ont été réalisées à partir d’une enquête  emploi de l’Insee entre 2010 et 2014. Les personnes interrogées sont  des actives et des actifs nés entre 1955 et 1979.

Manque-t-il des barreaux à votre échelle sociale ?

Tous égaux face à l’école ?

La confiance, une autre forme de réussite ?

Depuis 17 ans, le Clept (collège-lycée élitaire pour tous) propose à des jeunes de 15 à 24 ans, décrocheurs ou « décrochés », de revenir à la scolarité. Dans cet établissement grenoblois, on ne veut pas parler de réussite scolaire, mais de plaisir d’apprendre.

Installé à la Villeneuve, un quartier populaire du sud de Grenoble, le Clept est un établissement expérimental de l’Éducation nationale. En ce mardi de novembre, deux enseignants dispensent un cours d’épistémologie (philosophie des sciences). Face à eux, quatorze anciens décrocheurs. Le cours poursuit l’initiation au travail des sources débuté avant les vacances de la Toussaint. À partir de photos non légendées mais datées, les élèves du Clept tentent de retrouver un contexte. Une manière de redonner du sens aux savoirs et l’envie d’apprendre.

Donner des cours d’épistémologie à des élèves qui ne sont pas encore bacheliers, la pratique n’est pas courante dans l’Éducation nationale. Cette rupture avec la doxa constitue un fondement du Clept. Un long combat a d’ailleurs été mené en amont par l’association La Bouture pour faire reconnaître officiellement le problème du décrochage scolaire. En 2000,  le Clept, rattaché au lycée public Emmanuel-Mounier, ouvre enfin ses portes. « Élitaire pour tous », l’association des deux termes interpelle.  Avant tout, elle souligne la volonté de l’établissement de dispenser de manière égalitaire des « savoirs émancipateurs », trop souvent réservés à une élite.

Mais alors, qu’est-ce qui change vraiment au Clept ? Le processus de raccrochage s’effectue en deux temps. Le premier cycle comprend trois modules, des groupes de niveau dont le but est de réconcilier l’élève avec l’institution. Le deuxième cycle, tourné vers l’obtention du bac, est composé de classes de 1res et de Terminales. Avec des classes en petit effectif, le personnel peut se permettre de prendre le temps qu’il faut avec chacun. Pas de notes, ni d’injonction à la réussite, l’absentéisme n’est pas sanctionné. Chaque élève est évalué en fonction de sa marge de progression et est invité à prendre la parole régulièrement. Pas de contraintes donc, et, déjà, la volonté de rendre les jeunes autonomes et responsables de leurs choix.

Une autre vision de la réussite scolaire

Dans un coin de la classe, appuyée contre le mur, Coline semble détendue. Cette bonne élève a intégré le Clept trois mois auparavant. Passionnée de philosophie et de littérature, la jeune fille voulait faire des études supérieures. Mais à la fin du collège, Coline a développé une phobie scolaire qui l’a conduite à une hospitalisation pendant son année de 2de, puis à l’interruption de sa scolarité en février 2017, quelques mois avant le bac. Depuis son entrée au Clept, elle retrouve progressivement sa place dans le système scolaire. « La bienveillance des profs m’a permis de surpasser ma peur de l’oral, affirme-t-elle. Depuis, ça va mieux, j’ai même pris la parole devant des parents pour expliquer ce qu’est le cours d’épistémologie. Avancer dans la scolarité quand on a décroché, ça fait peur. Le système de module permet une transition qui met en confiance. Le Clept apprend à réussir à être soi et à avoir de l’estime de soi. »

Chloé, 18 ans, a quitté les bancs de l’école en 3e. Quand elle a entendu parler du Clept pour la première fois, elle n’avait pas l’âge requis, ni les six mois de décrochage nécessaires pour postuler. Elle s’inscrit alors en CAP vente, qu’elle obtient, et pendant huit mois, elle enchaîne les missions d’intérim. Au Clept depuis deux ans, elle témoigne de son expérience : « Je suis toujours en module 2. C’est un module qui t’aide à te réadapter à l’école, te réapprend à être à l’heure, à rendre tes écrits. Disons que quand je suis arrivée, j’étais physiquement présente, mais moralement ailleurs. Maintenant, j’apprends à découvrir et à aimer l’école. Je ne suis plus là parce que je dois y être, mais parce que j’y vois un vrai intéret.» <

La coopération plutôt que la compétition

La réussite scolaire n’est pas ici affaire d’obtention du bac ou de mention : « Notre réussite à nous est que les élèves deviennent des êtres libres et éclairés. Notre souci : les armer et les amener à faire leurs propres choix », argue Anthony Lecapre, professeur d’histoire-géographie au Clept depuis 2013. L’équipe pédagogique met l’accent sur la relation à l’élève et entre les élèves. « Une de nos singularités, assure-t-il, est de penser qu’on réussit mieux à plusieurs que tout seul. »

Les 19 enseignants agissent à tous les niveaux : ils font office de surveillants, de gestionnaires, organisent des ateliers culturels et éducatifs. « On essaie de créer une collégialité, indique Anthony Lecapre, il n’existe pas de règlement à proprement parler, on évalue simplement la nécessité au vu des expériences du quotidien et des situations d’apprentissage. On sait que, pour vivre en société, il faut des normes, des règles, et ça se construit à la fois avec les élèves et les professeurs. »

Au Clept, on affirme que l’école ne se résume pas à être assis sur une chaise et à écouter le professeur, mais va bien au-delà. La réussite de ses élèves se situe donc ailleurs, dans la volonté de redonner le goût et l’envie d’apprendre à ceux qui ne se sentent plus à leur place sur les bancs de l’école.

L’école en question

Mais pour Jean-Philippe Maître, docteur en sciences de l’éducation à l’université de Genève, cette relation tissée entre l’élève et l’enseignant est « importante, mais pas suffisante. On a tous connu des profs qui ont pu nous réconcilier avec une matière, avec une forme d’autorité scolaire ou avec notre réveille-matin. Mais une fois sorti de sa classe – pour aller dans une autre, l’heure ou l’année d’après – la réalité de la lourdeur du système nous rattrape en un instant. » C’est une des principales difficultés auxquelles les élèves du Clept auront à se confronter, une fois leur période de raccrochage passée. Il leur faudra revenir dans le système traditionnel et accepter de se plier aux règles.

« L’école peut aussi faire perdre la confiance en soi, déplore Coline. Certains finissent par perdre espoir, parce qu’on ne leur donne ni le temps, ni les moyens. Ils en viennent à penser qu’ils n’atteindront jamais cette réussite scolaire. »

Qu’est-ce qui mène autant de jeunes à sortir du système scolaire et à le dénigrer ? Pour Jean-Philippe Maître, « le Clept est un pansement sur une jambe de bois. Cet établissement existe justement parce que notre école n’est pas équitable. On ne peut que saluer les individus qui portent ces initiatives avec une énergie folle. Mais on ne devrait pas se réjouir de leur existence, car elles sont le signe des échecs de notre école telle qu’elle fonctionne actuellement. »

« Il existe des réussites au Clept, mais ce n’est pas une finalité, assure Anthony Lecapre. Tout le monde ne va pas jusqu’au bout, tout le monde n’a pas le bac. Mais notre contrat avec les élèves, c’est qu’ils ne quittent pas le Clept sans qu’on leur ait donné les clefs pour aller vers un endroit qu’ils ont choisi, et qu’ils ne restent pas assignés à une place. Parce que la plupart de ceux qui atterrissent ici ont subi des orientations. Il faut recréer un lien de confiance perdu, et cela demande énormément de temps ; on l’appelle le temps de raccrochage. Si l’élève a confiance en nous et nous confiance en lui, c’est une autre forme de réussite.

Le 10 novembre 2017, les 11 bacheliers du Clept sont venus chercher leur diplôme.